Nudge, Nudge marketing, Nudge management… Le nudge fait depuis une petite dizaine d'années régulièrement parler de lui et il y a quelques jours encore on pouvait lire à la Une des actualités en ligne de la fondation MAIF : « Les nudges remportent un Prix Innovation 2020 de la Sécurité Routière ».
Du coup, comme cet épisode de confinement m'offre plus de temps pour approfondir les sujets qui m'intéressent et qu'en plus l'actualité de la communication me rappelle que le nudge m'intrigue - vous comprendrez rapidement pourquoi - j'ai décidé de mener un peu l'enquête sur le sujet.
Le nudge, littéralement « coup de coude » mais plus souvent traduit par « coup de pouce », est un concept issu de l’économie comportementale (on y revient dans quelques instants) ainsi qu’un nouvel outil marketing qui repose sur l’idée que la suggestion est au moins aussi efficace, si ce n’est plus, que l’intimation pour influencer les prises de décision d’un individu ou d’un groupe.
Jusque là, rien de révolutionnaire apparemment.
C'est un peu du bon sens et la publicité fait depuis ses origines appel à nos émotions et notre désir de ressembler à... (Rita Hayworth, James Dean, Scarlett Johansson...) son ressort.
On comprend aussi déjà pourquoi le marketing s’est emparé de l’idée. La démarche nudge lui permet de réfléchir à des dispositifs qui, sans que nous nous en rendions compte, vont influer sur notre décision d’achat. Oui, présenté ainsi, c’est un peu de la manipulation.
Mais revenons aux fondements du concept pour bien comprendre de quoi le nudge relève et ce qui le légitime et faisons un tour dans les années 70s puisque c’est à cette époque que des chercheurs issus du champ des sciences sociales d’une part et de l’économie d’autre part, ont posé les bases de l’économie comportementale.
Évoquons d'abord Daniel Kahneman [1] qui s’associe au début des années 70s à Amos Tversky pour publier une série d’articles sur nos mécanismes décisionnels et nos résistances au changement. Les deux inventent alors le terme de biais cognitifs [2] pour expliquer que les individus ne sont pas obligatoirement rationnels (ce serait même plutôt l’inverse) dans leurs prises de décision. Ils formalisent ainsi ce que les philosophes avaient mis en lumière depuis longtemps. C’est en quelque sorte donner une assise théorique et un cadre d’étude au fameux « Le cœur a ses raisons que la raison ne connait point » de Pascal.
Devenus tous deux chercheurs émérites au Centre de Recherche Avancée en Sciences Comportementales à Stanford, Kahneman et Tversky poursuivent leurs travaux qui trouvent écho chez un de leurs collègues, le jeune professeur d’économie Richard Thaler [3]. Celui-ci utilise les récentes recherches en psychologie comportementale de Kahneman et Tversky pour les inclure dans sa réflexion sur le fonctionnement de l’économie et, en 1980, il publie un article qui va servir de pierre angulaire à l’économie comportementale et la théorie du nudge : Toward a positive theory of consumer choice.
Une des idées fondamentales de l’économie comportementale est de poser que, puisque les choix des individus sont globalement irrationnels, une économie de marché ne peut s’appuyer sur la seule logique des consommateurs et que l'État, dans la construction de ses politiques publiques et de ses campagnes de communication a aussi tout intérêt à guider nos choix.
C’est en 2008 que Richard Thaler associé au juriste Cass Sunstein enfonce le clou et introduit la notion de nudge avec la publication de : Nudge, improving decisions about health wealth and happiness, traduit en français par Nudge, la méthode douce pour inspirer la bonne décision. Ce que l’on ne retrouve pas dans le titre français c’est l’idéologie qui sous-tend la théorie de Thaler et Sunstei. La démarche nudge est en effet au départ pensée pour améliorer le bien commun et pour être un outil de l’action publique. Elle n’échappe donc pas à un certain paternalisme puisque Thaler défend qu’au vu de notre manque de rationalité, c’est à l’État d’aiguiller nos choix, tout en nous laissant évidemment le choix. C’est ainsi que Thaler et Sunstient définissent le nudge comme :
« N’importe quel aspect de mise en scène de choix qui va modifier le comportement de gens dans un sens prévisible, sans interdire d’autres options » [4]
Il me semble désormais important d’insister sur la vocation originelle du nudge : l’amélioration du bien commun, et, je dirais, le bien-être de l’individu au sens large.
Premières expérimentations à Stockholm. Source image : pubdecom.fr
Très rapidement les acteurs publics testent la démarche. En 2009 Barack Obama crée une Nudge Unit dirigée par Cass Sunstein. En 2011 la ville de Stockholm teste des escaliers musicaux pour inciter les voyageurs à abandonner les escalators et améliorer ainsi leur condition physique. La même année une étude britannique menée en collaboration avec la compagnie d’électricité américaine Opower montre que le nudge mis en place a permis d’atteindre une réduction significative de la consommation électrique des foyers testés. Le nudge consistait à indiquer sur la facture la consommation du foyer et la consommation moyenne du quartier. Si la consommation du foyer était inférieure à la moyenne, un smiley était ajouté. Dès lors les démarches se multiplient. Je pense que l’invention des cendriers de ville « sondage » relèvent aussi de cette pensée.
L’intérêt des acteurs publics pour la démarche s’explique probablement d’abord parce que les recherches en psychologie sociale et comportementale depuis les années 70s ont mis à jour l’inefficacité des politiques top-down et des injonctions qui font appel à la rationalité des individus et aussi parce qu’en ce début de 21ème siècle, l’heure est à l’innovation, à la « disruption » et que tous les concepts qui semblent renouveler les façons de faire se fraient facilement un chemin.
D’autre part la révolution numérique offre un immense terrain d’expérimentation au nudge qui peut bénéficier des avancées technologiques en matière d'immédiateté, de correction rapide au vu des résultats et de personnalisation des messages.
Enfin les dispositifs nudge sont en général peu couteux à mettre en place et les meilleurs dispositifs peuvent rapidement devenir viraux si la créativité est au rendez-vous.
Créativité oui! Ville de Lille. Source image : leparisien.fr
Les acteurs privés s’emparent à leur tour de la démarche et pourquoi pas d’ailleurs, puisque le bien commun n’est pas forcément l’apanage du secteur public à condition bien sûr que l’entreprise soit effectivement animée de bonnes intentions. Ce qui arrive ! Je pense par exemple à une campagne de la marque Ariel qui, avec une nouvelle présentation de ses paquets de lessive a cherché à motiver les usagers à baisser la température de lavage.
Ariel, marque privée pas toujours judicieuse dans ses choix de slogans, essaie le nudge. Source image : e-marketing.fr
Mais commencent aussi à se multiplier petites alertes sur les sites internet qui vous expliquent qu’il ne reste plus que 2 chambres d’hôtel à ce prix, que cet établissement est très regardé en ce moment etc. Vous voyez tous à qui je pense… Certaines applications, comme Nudgify, se sont d’ailleurs spécialisées dans la création de notifications sur les sites web basées sur l’approche nudge. Et c’est sûrement là que se pose une des limites du nudge : quand il ne sert plus l’intérêt de l’individu et le bien commun mais plutôt uniquement celui de la marque.
Sur le site de Nudgify. Capture d'écran mars 2020
Avec les quelques exemples d’application de la pensée nudge que j’ai donnés plus haut, on se rend compte qu’il existe une grande variété de nudges puisqu’il existe aussi une multitude de leviers de prise de décision et de biais.
On sait par exemple qu’un individu cherche généralement à avoir une bonne image de lui-même. On sait aussi que ses choix sont influencés par la confiance qu’il accorde à l’émetteur du message, ce qui n’est évidemment pas nouveau ; la publicité utilise depuis longtemps ce ressort en faisant passer les messages par des stars du grand écran. On sait aussi que l’individu est influencé par la norme sociale. Que son attention est plus facilement attirée par ce qui est nouveau. Que la manière dont les options sont présentées joue énormément. Que la gratification immédiate l’emporte sur la gratification à long terme.
C’est bien l’apport théorique de Kahneman et Tversky sur le recensement de nos biais cognitifs qui permet aujourd’hui d’ouvrir un large champ d’invention et de conception des nudges variés et efficaces. On peut ainsi mettre en place des nudges qui reposent sur la comparaison sociale (la facture d’électricité avec smiley), d’autres qui s’appuient sur une nouvelle présentation (le paquet de lessive). On peut faire appel à l’émotion ou au jeu (l’escalier musical), s’appuyer sur le sens de l’engagement (les campagnes « Sam, celui qui conduit c’est celui qui ne boit pas ») ou encore utiliser les chiffres pour indiquer une perte possible (un de nos biais cognitifs : la peur de perdre).
Ainsi, en tant que technique d’influence qui s’appuie sur les recherches des sciences comportementales, le nudge pourrait jouer un rôle important dans la transition écologique et l’adoption de comportements plus vertueux. Ce sera d’ailleurs le sujet de mon prochain article, puisque, on s’en doute, c’est bien au regard des apports potentiels du nudge à la transition que je me suis intéressée au sujet.
Un boulanger belge intègre le nudge pour donner plus de poids à son engagement. Source image: communication34.wordpress
En conclusion, je reste convaincue que l’approche nudge a apporté un souffle nouveau à l’action publique et au marketing et qu’elle peut effectivement s’avérer fort utile pour stimuler l’invention de dispositifs simples et pensés pour le bien commun. Encore faut-il que toutes les parties prenantes soient associées à la définition du bien commun. C’est là sûrement une seconde limite du nudge, qui doit rester un outil d’influence et non de propagande.
L’éthique est indissociable du nudge.
Enfin, si l’utilisation de nudges ne me parait pas interdite au secteur privé, qui peut aussi être motivé par des intentions louables, la démarche devient évidemment franchement contestable lorsqu’elle sert davantage les intérêts de l’émetteur du message que celui du récepteur. Installer des bonbons et des chewing-gums en caisse, c’est détourner l’approche originelle. M’inonder de pop-ups quand je me connecte à un site de réservation en ligne ou d’achats, c’est très désagréable et cela finit d’ailleurs par se retourner contre la marque. Ce type de nudge a d’ailleurs désormais un nom : le dark nudge ou le sludge et les instances de régulation d’internet semblent s’intéresser de plus en plus au sujet.
Bibliographie pour approfondir
Thaler, Richard et Sunstein, Cass - Nudge, la méthode douce pour inspirer la bonne décision. Pocket 2012
Singler, Éric - Nudge marketing : les sciences comportementales pour un marketing gagnant-gagnant. Pearson 2019
Ariely, Dan - C’est (vraiment ?) moi qui décide : les raisons cachées de nos choix. Flammarion 2016
Kahneman, Daniel – Système 1/Système 2, les deux vitesses de la pensée. Flammarion 2012
Nahai, Nathalie - Webs of influence. Pearson 2017
[1] Daniel Kahneman est un psychologue et mathématicien israélo-américain. Docteur en psychologie de l’Université d’Harvard il a été récompensé d’un prix Nobel d’économie en 2002 alors même que, selon ses dires, il n’a jamais ouvert un livre d’économie. Ce sont pourtant bien ses recherches en psychologie qui fondent l’économie comportementale. Kahneman est également l’auteur de Système 1/Système 2, les deux vitesses de la pensée paru en 2011 et considéré comme un ouvrage fondamental par France Inter récemment pour mieux comprendre comment nous fonctionnons.
[2] Terme qui a fait florès. Ces biais sont nombreux et peuvent être regroupés en quatre grandes familles : un trop plein d’information, un manque de sens, la nécessité d’agir vite et les limites de la mémoire [3] Thaler est véritablement l'inventeur de la notion de nudge. Il est couronné d'un Prix Nobel d’économie en 2017. [4] in : Nudge, la méthode douce pour inspirer la bonne décision
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